Trigger warnings : suicide, dépression, mal-être psychique
Les troubles psychiques ont longtemps été invisibilisés ou associés à un certain nombre de stéréotypes négatifs.
Aujourd’hui, les publics sont beaucoup plus sensibilisés sur la santé mentale, ce qui a permis d’offrir plus de représentations sur ce thème. De plus en plus d’auteurices créent des personnages auxquels les personnes en souffrance psychique peuvent désormais s’identifier.
Cependant, les représentations des troubles restent un sujet sensible et des maladresses sont souvent faites en matière d’écriture.
On note notamment une certaine tendance à utiliser les souffrances psychiques pour susciter des émotions chez le lectorat en insistant sur leur aspect tragique.
Une pratique qui peut être en réalité très dangereuse pour certains publics fragiles.
L’effet Werther
Dans Les souffrances du jeune Werther de Goethe, le protagoniste met fin à ses jours suite à une déception amoureuse.
Une fin tragique qui a eu un effet retentissant sur son lectorat au XVIIIe siècle, au point où une vague de suicide a été observée en lien avec sa parution.
Ce phénomène a beaucoup été étudié et a donné son nom à l’effet Werther, qui désigne le phénomène de contagion que peuvent avoir les représentations d’un suicide.
Cet effet s’applique toujours à notre époque, et le cas de 13 Reasons Why a par exemple été largement étudié ; la sortie de la série a été corrélée avec l’augmentation de suicides chez un public jeune dans les mois qui ont suivi.
C’est pour cette raison que lorsque l’on écrit sur des sujets sensibles comme celui-ci, il est important de faire particulièrement attention à la façon dont on le fait.
L’effet Papageno
L’effet Papageno, lui, est l’effet inverse de l’effet Werther. Il désigne l’effet positif créé grâce à la sensibilisation des publics au suicide et le fait d’encourager les personnes vulnérables à chercher de l’aide.
C’est donc un effet souhaitable si vous écrivez sur les troubles psychiques.
Dans cette série de publications, nous allons essayer de voir comment éviter l’effet Werther au profit de l’effet Papageno et comment bien écrire des personnages en souffrance psychique.
Pourquoi et pour qui écrivez-vous ?
La première chose à laquelle réfléchir si vous voulez écrire sur les troubles psychiques est de vous demander pourquoi.
Si vous voulez simplement écrire une histoire tragique pour faire pleurer dans les chaumières, vous avez d’autres options que de vous servir un personnage atteint de dépression par exemple. Rien ne vous en empêche évidemment, mais essayez de faire les choses bien. Et si vraiment votre personnage doit mettre fin à ses jours, ne glorifiez pas son acte et montrer comment cela peut impacter son entourage.
Si vous décidez d’écrire sur un de ces troubles psychiques parce que vous voulez justement sensibiliser et proposer des pistes à un lectorat en souffrance, alors là aussi, faites attention aux messages que vous véhiculez dans vos livres. Encore plus si vous écrivez de la littérature jeunesse ou du Young Adult : vous vous adressez potentiellement à un public jeune, dont les personnes fragiles sont plus influençables.
C’est pour cette raison qu’il faut bien penser aux messages que vous délivrez, et donner à ces personnages une capacité d’agir sur leur situation et montrer qu’ils peuvent aller mieux.
Votre livre sera lu par des personnes qui ne seront certes pas concernées par ces problèmes, mais aussi par des personnes en souffrance psychique. D’où la nécessité de vraiment réfléchir à comment votre livre peut-être interprété par ces deux publics différents.
C’est bien de sensibiliser le public qui n’est pas concerné, mais si c’est fait maladroitement, cela peut aussi avoir l’effet Werther sur des personnes sensibles.
L’importance des bonnes recherches
Cela peut paraître évident pour certain·es, pourtant on retrouve encore aujourd’hui beaucoup de clichés ou de représentations maladroites.
Ne prenez pas des personnages issus d’œuvres culturelles comme modèles pour écrire sur la santé mentale, car vous risquez de transformer votre personnage en une personnification d’un trouble psychique.
Cela n’empêche évidemment pas de lire des livres sur votre sujet pour voir comment il a pu être traité, mais si tout le monde s’inspire des mêmes œuvres, cela tend à créer des personnages monolithiques et stéréotypés car ils présentent tous les mêmes symptômes.
Vos recherches doivent donc être basées sur des études scientifiques et des témoignages de concerné·es.
L’importance d’une bonne relecture
L’effet Werther et l’effet Papageno sont des phénomènes complexes et parfois difficilement prévisibles.
C’est pourquoi il est important de se faire relire par des personnes concernées voire des sensitivity readers si vous écrivez sur des troubles psychiques. Mais il faudrait en revanche que ces personnes soient en voie de guérison ou guérie, afin d’être certain que les pensées négatives soient suffisamment contrebalancées.
Si vous en avez la possibilité, la relecture par un psychologue est le meilleur moyen de voir si vos personnages ne sont pas stéréotypés, et surtout si les messages que vous véhiculez sont positifs et tendent plus du côté Papageno que Werther.
Le choix du point de vue
Le point de vue est une chose à laquelle réfléchir avec soin si vous écrivez sur la santé mentale.
Si vous écrivez à la première personne, il y a des chances que vous retranscriviez les pensées négatives des personnages, car c’est ce qui permet de donner forme à leur souffrance et de résonner avec le lectorat.
Faites cependant attention de nuancer à un moment ou un autre ces pensées, ou en tout cas en laissant bien supposer qu’elles ne sont pas saines pour le personnage et encore moins véridique.
Ici, l’intérêt est bien de montrer que ce ne sont pas les pensées qu’une personne en bonne santé mentale devrait avoir et que le personnage devrait chercher de l’aide.
Un point de vue externe n’est pas pour autant un gage de sûreté.
Le livre et la série 13 Reasons Why ont par exemple beaucoup été critiqués pour le traitement très maladroit qu’ils font du suicide.
Le personnage central du récit, Hannah, n’est connu du public que par les cassettes qu’elle a laissées où elle tient les autres responsables pour son acte. Hannah présente pourtant des signes de dépression, mais cette particularité est complètement occultée de son suicide.
Une mise en scène problématique, car cela laisse supposer que si une personne vit une situation difficile, le suicide est proposé comme une solution, en plus de culpabiliser l’entourage pour cet acte. Il y est aussi fait une sorte de glorification du suicide en le présentant comme une bonne revanche à prendre sur les personnes qui l’ont harcelée.
Les recommandations basiques
L’Organisation mondiale de la santé mentale propose un petit PDF à destination des médias et qui définit les recommandations à suivre lorsqu’il est question d’évoquer un suicide pour éviter l’effet Werther.
Elle édicte notamment qu’il faut s’abstenir de décrire la scène où le personnage tente de mettre fin à ses jours, tout comme la méthode et le lieu.
L’autre chose importante à laquelle penser lorsque vous écrivez sur le suicide est de bien le corréler à un trouble psychique, pour montrer que c’est quelque chose que l’on peut traiter avec une aide appropriée et/ou par des médicaments , plutôt que comme un phénomène qui obéit seulement à une impulsivité.
Le cas des méchant·es
Pendant longtemps, les seuls personnages souffrant de troubles psychiques visibilisés par les œuvres culturelles étaient les antagonistes. Le message sous-jacent problématique était que les personnes souffrant de troubles psychiques sont dangereuses.
Ne justifiez pas la cruauté de vos personnages par leur santé mentale.
Des études ont montré que des personnes qui ont souffert de traumatismes font preuve de plus d’empathie. Justifier les actes de vos antagonistes seulement par une enfance difficile n’est donc pas ce qu’il y a de plus crédible.
Votre antagoniste peut tout à fait présenter un trouble, mais nuancez cela avec des personnages forts ou bienveillants qui eux aussi ont des troubles psychiques.
(J’ai fais un article concernant les représentations problématiques des méchants juste ici d’ailleurs !)
La glamourisation des troubles psychiques
Beaucoup de personnages de romans ne présentent généralement que les symptômes les plus « reluisants ».
Par exemple, l’anxiété est souvent réduite à simplement des pensées négatives ou des sursauts au moindre bruit. Mais on met beaucoup moins avant qu’elle peut aussi se traduire de façon physique entre autres par des vomissements ou des diarrhées. Le côté « chronique » de ces troubles sont généralement occultés.
Montrer un éventail de symptômes vraisemblables permet à la fois de sensibiliser, mais aussi de renforcer l’identification pour les personnes concernées. Dans certains cas, cela peut même amener à une prise de conscience chez des personnes qui ne se rendent pas forcément compte qu’elles sont souffrantes. C’est un manque de sensibilisation dont la cause est justement liée aux versions romancées des troubles psychiques dans les œuvres culturelles.
Les personnages atteints de troubles psychiques sont également souvent présentés dans un état de mal-être profond. Pourtant, on peut aussi proposer des personnages qui ont déjà accompli un travail d’acceptation ou de guérison de leurs troubles. C’est peu exploité alors que cela permet de montrer au lectorat que le trouble fait peut-être partie de sa vie, mais que ça n’empiète plus dessus pour autant, et donc véhicule donc un message positif pour les personnes fragiles.
Il y aussi une tendance à glamouriser les personnages « torturés » qui sont perçus comme cools, matures ou complexes. Un stéréotype qui n’est pas forcément positif car on tombe vite dans les clichés. C’est un trope que l’on retrouve malheureusement souvent dans les romances.
Les personnages « infirmiers »
C’est lié à ce qu’on évoquait juste avant et c’est aussi un trope très populaire en romance. C’est lorsque des personnages en souffrance psychique vont trouver la guérison grâce à l’amour de l’autre, ou lorsqu’un protagoniste va s’investir dans une quête pour chercher à guérir le personnage qui l’intéresse romantiquement. Cela peut aussi ressembler à de la co-dépendance affective, et ce n’est pas une chose souhaitable dans une relation saine.
Oui, la personne peut épauler l’autre. Oui, elle peut être là pour elle, mais ce n’est pas à elle de la sauver (et elle n’a peut-être surtout pas les compétences adéquates pour prendre cela en charge).
Si les personnages de ces romans allaient voir un professionnel, ce serait beaucoup plus simple pour eux, mais dans les fictions, on adore présenter la santé mentale comme le moteur du couple et des conflits.
Le problème lié à la structure des histoires
La structure même des histoires tend à utiliser les tentatives de suicide comme le « climax », et ne se concentrent que très peu sur l’après, alors que c’est souvent le moment le plus important pour ce qui est des messages véhiculés.
Mettre la tentative au niveau du climax permet certes de créer un impact plus grand sur le lectorat, mais risque également d’augmenter l’effet Werther.
Cet effet tragique peut être par exemple évité en mettant le pire moment pour le personnage vers le milieu plutôt que la fin de l’histoire pour montrer comment il peut se reconstruire et aller mieux malgré sa détresse à un moment T.
Quelques petites informations en vrac
– Un trouble psychique peut très bien ne pas être perçu par l’entourage. Votre personnage n’a pas forcément besoin de « performer » son mal-être dans toutes les situations, certains symptômes du trouble ne peuvent être perçus que par lui (tout comme d’autres symptômes peuvent se manifester surtout physiquement).
– Un personnage n’a pas besoin de souffrir de tous les symptômes pour présenter un trouble psychique. Cela ne fonctionne pas comme une checklist où il faut absolument cocher toutes les cases.
– Dans la même lignée, il peut y avoir des comorbidités. C’est-à-dire qu’un personnage atteint de dépression peut également présenter de l’anxiété, des troubles du comportement alimentaires, un trouble bipolaire, etc.
– Pour certains troubles psychiques comme la dépression, si un membre de la famille en est atteint, il y a 2 à 4 fois plus de probabilités qu’un enfant le développe également. Un aspect pourtant très peu exploité dans la plupart des œuvres culturelles (ou alors la famille est montrée comme un antagoniste ou une personnification de la « folie ») et c’est bien dommage car cela peut permettre de donner plus de profondeur au personnage.
– Si vous intégrez un personnage atteint d’un trouble à votre récit, il faut éviter d’utiliser cette caractéristique comme ressort comique en la tournant au ridicule. Le personnage peut évidemment tourner en dérision son trouble, mais faites attention à ne pas franchir la limite en montrant cette souffrance psychique uniquement sous le prisme du ridicule ou du pathétique. Le but est de ne pas humilier votre lectorat fragile.
– Certains troubles sont perçus comme handicapants par certain·es, tandis que d’autres les pense comme une neurodivergence. Vous pouvez donc tout à fait montrer des personnages qui ont accepté cette particularité et qui ne le perçoive pas forcément comme un handicap.
– N’oubliez pas l’importance des trigger warnings ! Cela permet à un lectorat précis de voir en fonction de vos thèmes s’il se sent assez bien mentalement à un moment T pour consommer ou non votre livre.
– C’est également une bonne pratique de faire une liste à la fin de votre livre avec tous les numéros d’aide ou les ressources qui peuvent aider les personnes en souffrance. Cela peut paraître anecdotique, mais cela permet de montrer à votre lectorat que des solutions existent s’ils se sentent mal ou vivent des expériences similaires à celles des personnages.
Conclusion
Je pense que pour certain·es cela sonnera comme des évidences, mais j’espère que cet article a pu éclairer d’autres personnes !
Comme nous l’avons vu, écrire sur les troubles psychiques est assez complexe. Beaucoup de romans ou d’œuvre culturelles ne font pas attention à ces différents aspects mais cela n’empêche pas qu’ils aient pu avoir beaucoup de succès (13 Reasons Why, Tout plutôt qu’être moi, Une vie comme les autres, Tous nos jours parfaits, etc.), mais l’effet produit sur certains publics peut aussi être problématique.
Certain·es diront que ce n’est pas à l’auteurice d’être responsable des problèmes de son lectorat, et c’est un argument qui s’entend. Disons donc que ces conseils s’appliquent surtout si vous êtes dans une démarche soucieuse du bien-être de votre public et de tendre vers des représentations justes !
Sources
Vidéos
Articles scientifiques
World Health Organization (WHO); International Association for Suicide Prevention; WHO Department of Mental Health and Substance Abuse. Preventing suicide: A Resource Guide for Media Professionals.
Jeffrey A. Bridge, & al., Association Between the Release of Netflix’s 13 Reasons Why and Suicide Rates in the United States: An Interrupted Time Series Analysis, Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, Volume 59, Issue 2, 2020, Pages 236-243,
Ayers JW, Althouse BM, Leas EC, Dredze M, Allem J. Internet Searches for Suicide Following the Release of 13 Reasons Why. JAMA Intern Med. 2017;177(10):1527–1529.
Sheila M. Quinn, Carol A. Ford, Why We Should Worry About “13 Reasons Why”, Journal of Adolescent Health, Volume 63, Issue 6, December 2018, Pages 663-664
Niederkrotenthaler T, Stack S, Till B, et al. Association of Increased Youth Suicides in the United States With the Release of 13 Reasons Why. JAMA Psychiatry. 2019
(2017). L’effet Papageno pour prévenir la contagion suicidaire. PSN, 15, 21-27. https://doi.org/10.3917/psn.151.0021
Greenberg, D. M., Baron-Cohen, S., Rosenberg, N., Fonagy, P., & Rentfrow, P. J. (2018). Elevated empathy in adults following childhood trauma. PloS one, 13(10), e0203886. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0203886
4 commentaires sur « Écrire sur les troubles psychiques »