Cet article est un extrait de la première partie de mon mémoire sur l’autoédition. Vous pouvez trouver la suite ici (sur la construction de la légitimité des textes et des auteurs, et sur la pratique de l’écriture) et un autre ici (sur l’apport des cultural studies pour étudier un phénomène comme l’autoédition).
I. L’édition française, une industrie culturelle entre héritage et mutation
a) Historicité et héritage des maisons d’édition française
L’édition française a une histoire riche qui a laissé un héritage très fort sur le monde du livre français. Le livre de Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française[1] nous permet d’ailleurs de faire une brève synthèse du développement du monde de l’édition. Il commence par expliquer qu’après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg au XVe siècle, il faut attendre encore presque trois siècles pour connaître ce qui se rapproche le plus des éditeurs d’aujourd’hui. À cette époque, c’était des institutions rattachées à la royauté qui donnaient l’autorisation d’imprimer les livres. Ces institutions royales étaient installées à Versailles, ce qui explique que l’édition était « une profession essentiellement parisienne », et qui l’est d’ailleurs toujours aujourd’hui avec une majorité de grands éditeurs ayant leur siège à Paris, mais avec aussi des auteurs en majorité parisiens.[2]
À la fin du XVIIIe siècle est accordée la reconnaissance de la propriété littéraire par la loi de 1793, ainsi que la protection du droit d’auteur qui permet alors aux écrivains de vivre de la vente de leurs écrits plutôt que d’un mécénat. Jean-Yves Mollier explique que c’est également à cette période que les très nombreux exemplaires vendus de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert permettent l’émergence d’un marché du livre, avec un fonctionnement ne reposant plus sur une production à la demande, mais sur une économie de l’offre. Ce sont donc les prémices d’une industrie culturelle basée sur l’imagination et d’une prise de risque qui voit le jour. Un fonctionnement auquel l’édition traditionnelle reste toujours très attachée aujourd’hui avec la surproduction qui la caractérise malgré le développement de l’impression à la demande.
Au XIXe siècle, c’est la séparation des différentes instances du marché du livre qui étaient auparavant rassemblées en une seule qui permet d’assister à une « autonomisation des métiers du livre ». Auparavant, un imprimeur se chargeait à la fois d’éditer, d’imprimer et de vendre le livre. Peu à peu, chacune de ces tâches va être prise en charge indépendamment et de nouvelles professions vont voir le jour. Cet éclatement de la chaine du livre se répercute donc sur les différents pourcentages de ces acteurs sur les ventes de livres, et reste aujourd’hui ce qui pèse le plus sur l’auteur, qui vit difficilement de la faible marge qui lui est accordé[3] (entre 6 et 12 %).
De la même façon, la généralisation de l’instruction publique a amené une hausse de l’alphabétisation et les livres scolaires vont représenter un marché florissant pour l’économie du livre avec par exemple Hachette, qui reste encore aujourd’hui le leader de ce secteur. Mollier note que l’édition scolaire a été charnière dans l’histoire de l’édition, car a permis de mettre en place un réseau de libraires nationalement pour pouvoir mettre à disposition le livre auprès d’un public plus large.
En parallèle, se développe un marché de contrefaçon massive à cause notamment du prix très élevé des livres. Cela amène à une baisse des prix de la part des éditeurs pour contrer ces copies illégales. L’une des solutions trouvées pour amortir ces prix bas est la création des « livres de poche », de format plus petit et qui réduisent donc les coûts. Cela permet de diffuser le livre auprès d’un public plus populaire et de propager un peu plus cette pratique culturelle à d’autres couches de la population.
La culture de masse qui se développe au XXe siècle touche également le livre, où s’observe une grande augmentation des tirages et des ventes. En même temps, se mettent en place des prix littéraires qui visent à récompenser les « meilleurs livres » comme le prix Goncourt en 1903. Ces prix littéraires sont encore présents aujourd’hui et sont ceux qui vont régir la plupart des best-sellers. Ils forment une sorte de bulle élitiste à travers une « économie du prestige »[4], où ceux considérés comme les meilleurs livres sont ceux récompensés par ces prix prestigieux.
C’est également à cette période que de nouveaux concurrents rejoignent le marché du livre pour s’y implanter durablement comme les éditions Albin Michel ou Grasset. Les deux guerres ont provoqué un gel dans l’industrie du livre, mais la seconde moitié du siècle est caractérisée par une croissance du marché, ainsi qu’une concentration des maisons d’édition dans la fin des années 1990 qui aboutit à une structure d’oligopole à franges. Une structure présente encore aujourd’hui, où les grandes maisons d’édition (appartenant aux groupes Hachette, Editis et Madrigall) centralisent la majorité des revenus pendant que les petits éditeurs se divisent le reste des ventes.[5]
b) Une industrie culturelle « en crise »
Les industries culturelles comme celle du livre sont caractérisées par le fait que la matière première de ces productions est immatérielle car résulte d’un travail intellectuel et artistique. Les livres sont également des biens reproductibles, où un exemplaire original est créé, puis va être reproduit à l’identique par des impressions en série.
À cela s’est ajoutée la matérialisation des livres en format numérique, où l’exemplaire de base va pouvoir être vendu ou rendu accessible via internet. L’industrie du livre comme les autres industries culturelles se sont constituées en filière à trois niveaux[6] avec en amont, la phase de la création avec le travail intellectuel et artistique de l’auteur. Vient ensuite le niveau où les logiques économiques rencontrent le travail artistique avec l’éditeur qui retravaille le texte, et enfin en dernier lieu, tout ce qui se rapporte à la commercialisation et la distribution des livres sur le marché.
Les livres sont des biens collectifs, car ils sont reproductibles facilement tout en étant caractérisé par une « non-rivalité et une difficulté d’exclusion »[7]. Cela veut dire qu’une utilisation par une personne n’empêche pas une autre d’en profiter, mais cela peut amener à des redistributions illégales et du piratage. Ce problème de piratage est d’autant plus présent dans l’industrie du livre dans la mesure où c’est l’une des rares industries à s’être tourné tardivement vers des modèles de bundle ou bien de all-you-can-eat. Des modèles que propose déjà le cinéma avec Netflix ou la musique avec Spotify, en permettant à l’utilisateur d’avoir un accès illimité à un vaste choix de références contre le paiement d’un abonnement[8].
Les prix des livres numériques sont également jugés trop élevés par certains consommateurs et les protections de type DRM (digital rights management) rajoutent de nombreuses contraintes qui ne sont pas présentes avec les livres papier[9]. Cette mauvaise commercialisation amène 25 % des internautes en 2017 à se tourner vers le téléchargement illégal d’ebooks[10]. Cependant, comme l’explique Françoise Benhamou[11], même si ces chiffres représentent une certaine perte pour les éditeurs, certains titres piratés relèvent de pratiques qui amènent finalement vers l’achat d’un livre par la suite (lecture d’extraits avant achats, etc.).
L’économie du livre repose également sur une logique de prototype[12], où la création du livre en tant que tel repose sur une seule histoire, puis différents professionnels du livre se coordonnent pour aboutir à la sortie du livre. La rémunération de ces différents maillons de la chaine du livre repose en partie sur la publication de masse, dont les coûts sont amortis grâce à l’économie d’échelle.
De même, le fait qu’une maison d’édition publie de nombreuses références différentes correspond à une stratégie précise : la dialectique du tube et du catalogue[13], qui se base sur le fait que plus une industrie culturelle produit d’œuvres culturelles variées, plus elle a de chances d’obtenir un succès commercial. Les nombreux échecs commerciaux sont alors compensés par les quelques best-sellers. Cela peut expliquer le fait que le secteur du livre soit actuellement considéré comme « en crise »,[14] mais ne cesse pour autant de produire plus en plus d’année en année (66 586 livres ont été publiés en 2017 contre 79 582 pour l’année 2019)[15].
Ce mode de production amène à un cercle vicieux avec des ventes de plus en plus faibles (445 millions d’exemplaires vendus en 2007 contre 419 millions en 2018[16]) et où il est nécessaire de produire de plus en plus pour essayer de trouver le succès qui permettra de compenser ces pertes.
Cela s’explique également par le fait que les livres sont des biens d’expérience[17] et qu’il est difficile de connaître leur valeur avant de les avoir consommés. C’est pourquoi les stratégies de communication et de promotion des maisons d’édition sont importantes afin d’encourager les personnes à acheter un livre malgré une incertitude quant à la correspondance ou non au goût du consommateur. En effet, les industries culturelles reposent sur la part très importante de risque prise lors de la production d’un bien culturel, le nobody knows[18], où il est compliqué de prédire si une œuvre rencontrera le succès escompté. Pour contrer cette incertitude, les éditeurs développent différentes stratégies, comme la tendance à commercialiser des auteurs qui ont déjà connu un certain succès.
Ce type de stratégie amène cependant au phénomène du winner-takes-all [19]où les auteurs populaires sont favorisés par les éditeurs et sont encouragés à publier chaque année, ce qui peut poser des problèmes de manque de diversité ou d’originalité parmi les œuvres proposées. Cependant, des lois comme celle sur le prix unique du livre de 1985, sont censées encourager les éditeurs à utiliser les recettes de ces succès commerciaux pour financer des romans à portée plus intime et ainsi favoriser la pluralité culturelle.
Enfin, il convient de noter que l’une des raisons de cette « crise » est souvent désignée par la baisse des consommateurs de livres. Cette baisse peut être expliquée par plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est l’éloignement depuis les années 1970 des classes populaires à l’égard des livres dans une posture de « rejet de tout ce qui se rapporte à la figure de l’intellectuel »[20]. De la même façon que la lecture n’est plus une pratique constitutive des classes aisées et que l’on assiste à une concurrence des loisirs[21].
Chez les plus jeunes, cet abandon de la lecture peut s’expliquer par toutes les injonctions qui y sont associées (qu’elles soient scolaires ou dans le cadre familial) ou bien à cause de « la tyrannie de la majorité »[22], qui a lieu au moment du collège et du lycée. En effet, les stéréotypes associés au lecteur, la pratique fondamentalement solitaire, ainsi que sa dimension très connotée au cadre scolaire, rendent une sociabilité avec ses pairs plus difficile.
La proportion de grands lecteurs baisse donc depuis les années 1970, les lecteurs jeunes se font plus rares et le lectorat se féminise de plus en plus[23]. Le nombre de lecteurs au sens large a en réalité augmenté, mais le numérique entraîne une lecture sur d’autres supports, et où le format du livre est effectivement de plus en plus délaissé.
c) L’impact du numérique sur le marché du livre
Outre les problèmes inhérents liés au piratage et aux distributions illégales renforcées avec le numérique, d’autres paramètres liés à cette révolution ont pu impacter le marché du livre.
L’arrivée du numérique pour le monde de l’édition française a entraîné une restructuration, mais elle ne s’est faite que très tardivement en comparaison aux autres industries culturelles ou les autres pays qui ont investi ce support beaucoup plus tôt. En 2015, Françoise Benhamou expliquait que la part du marché du livre numérique ne représentait que 4 % en France[24] tandis qu’aux États-Unis elle atteint les 30 %[25]. Cette telle différence s’expliquerait par le fait que les éditeurs français tendent à considérer le numérique comme « un marché de produits dérivés »[26] plutôt que comme un marché à part entière. En effet, les livres numériques étaient au départ vendus presque au même prix que le livre papier à cause de la loi du prix unique numérique de 2011. Jusqu’à très récemment[27], les livres numériques n’ont donc enregistré que de faibles ventes.
Cette persistance du livre imprimé au détriment du livre numérique peut être expliquée par plusieurs facteurs[28] : les qualités de l’objet-livre en tant que tel qui perd de sa valeur en passant au numérique ou le cas particulier du marché de l’édition comme avec l’importance de la langue qui limite les effets de la mondialisation. Mais aussi les différentes politiques publiques nationales destinées au marché du livre qui ne s’appliquent pas à l’étranger, et le fait qu’« une partie des achats de livres s’inscrivent dans un cadre contraint. Ils sont donc moins soumis que les autres consommations culturelles aux variations des préférences individuelles »[29] comme c’est le cas par exemple avec les livres qui ont un lien de près ou de loin avec l’éducation ou la formation.
Le numérique a pu également apporter des bénéfices à l’industrie du livre, avec « une réduction des coûts de (re) production des ouvrages, rationalisation de leur distribution, impression à la demande, etc. »[30], mais aussi avec la vente en ligne qui a permis de faciliter l’accès à des ouvrages qui pouvaient être difficiles à trouver autrement. Les formes de recommandation qui ont émergé avec le numérique ont également permis de découvrir aux lecteurs d’autres ouvrages, et petit à petit, changer le modèle de prescription littéraire, où le modèle de prescription par l’expert a reculé au profit d’une prescription par les pairs[31].
Il est également à noter que le tournant du numérique a pu faire souffrir économiquement certains éditeurs, tandis que pour d’autres cela a permis de générer une véritable croissance. Les secteurs ayant connu une réelle croissance au cours de ces dix dernières années sont la littérature jeunesse avec une hausse de 15 % et les livres de type « loisirs et vie pratique » avec une hausse de 16 %. Le secteur de la bande dessinée, manga et comics a également connu une forte progression de la diversité consommée (+90 %) malgré un chiffre d’affaires global en baisse (-3 %). La vente de livre imprimé a baissé de 4 % entre 2007 et 2016[32], mais en parallèle, le nombre d’œuvres éditées est en constante augmentation chaque année. Nous assistons donc au phénomène de la longue traîne[33] avec une augmentation de la « variété consommée » (+50 %) tout comme une augmentation du nombre d’auteurs (+36 %).
Notons que les résultats de l’enquête portent sur la période de 2007 à 2016, et que nous assistons ces dernières années à une véritable explosion de l’autoédition dont les chiffres ici ne peuvent tenir complètement compte. Le renouveau de la vente de livres permise par le numérique a permis d’illustrer la théorie de la longue traîne, avec une nouvelle économie qui se trouve au niveau de la grande diversité de livres vendus en petits exemplaires, ce qui correspond précisément au marché de l’autoédition. Il se produit en effet à la fois une hausse dans les ventes de best-sellers avec le numérique, mais également une meilleure vente dans les livres qui auparavant n’auraient eu qu’un faible succès[34]. Olivier Donnat constate que :
« Les livres dont les ventes annuelles sont inférieures à cent exemplaires expliquent en effet plus de 90 % de la progression du nombre de références vendues sur le marché de l’édition au cours de la dernière décennie, et ceux dont les ventes ne dépassent pas le seuil des dix ventes expliquent, à eux seuls, plus des deux tiers (68 %) de cette même progression. »[35]
Cela est lié à ce qu’Olivier Donnat appelle la « micro-édition » où la vente en petit nombre d’exemplaires d’une grande variété de livres entraîne ce phénomène d’évolution de diversité consommée. Cela participe également à la « crise de la surproduction », mais ce problème de production n’est pas nouveau et est même caractéristique de l’industrie du livre dans la mesure où déjà au XIXe siècle, Émile Zola pointait du doigt un trop grand nombre de livres en circulation sur le marché[36]. Le numérique a donc permis d’abaisser les barrières à l’entrée du marché de l’édition tout en permettant la facilité de partager ses textes, favorisant ainsi la montée de l’autoédition. En 2014 aux États-Unis, il y a eu plus de livres autoédités publiés (285 000 livres) plutôt que de livres publiés par des maisons d’édition (275 000 livres)[37]. Le numérique aurait également permis de publier des livres à destination d’un lectorat très limité, augmentant ainsi la variété littéraire, tout en faisant baisser « le niveau d’exigence de certains éditeurs traditionnels »[38].
Cependant, si l’offre de livres augmente, la dialectique du tube et du catalogue n’est pas remise en cause, mais est plutôt même renforcée[39]. Les classements des meilleures ventes sur les plateformes d’autoédition comme Amazon KDP permettent à la fois aux éditeurs de repérer les différents succès à l’échelle internationale. Cette logique fonctionne également en lien avec les tendances littéraires (comme ce fut le cas avec les phénomènes de mode liés aux dystopies, vampires, sorcières, etc.), ce qui encourage les éditeurs à vite se saisir des succès avant que ces modes de genre littéraires passent, renforçant d’autant plus cet « effet de “tube” à un moment donné »[40]. Il faut également tenir compte du fait que certains genres littéraires fonctionnent beaucoup mieux en format numérique[41], comme c’est le cas avec la romance, qui est surreprésentée dans le classement des meilleures ventes d’ebooks d’Amazon KDP.
d) Les opportunités du numérique pour les éditions alternatives
La convergence numérique a amené de nouvelles opportunités pour les internautes et a ainsi démocratisé toutes les logiques autour de l’autoproduction : créer et diffuser devient beaucoup plus facile grâce à la quantité d’informations qui devient disponible pour l’utilisateur. Les mouvements hippies et hackers des années 1970 et leurs utopies liées au do it yourself ont permis de mettre en avant l’autoproduction dans le travail et les loisirs qui s’ancrent en partie dans le numérique[42]. Cela a amené dans le cas de l’autoédition, à un partage d’informations par les internautes concernant la méthode pour écrire un livre, mais également pour en assurer la production soi-même.
Cependant, ce n’est pas le tournant numérique qui a réellement amené à l’explosion du nombre d’écrits publiés en autoédition qui s’observe depuis quelques années. Après le tournant du numérique dans les années 2000, les écrits amateurs ont surtout été partagés sur les blogs, forums ou sites personnels. Si en effet, le numérique a joué un rôle certain, c’est plutôt le développement des plateformes et d’un nouveau marché lié à l’autoproduction qui a permis de prendre une telle ampleur.
Avec le nombre d’écrivains amateurs croissant, de nombreuses entreprises ont saisi l’intérêt de proposer des services à ces auteurs qui n’arrivent pas à se professionnaliser. Une gamme de service correspondant à l’envie d’implication de l’auteur dans la production de son roman leur est proposée : relecture, correction, maquette, mise en page, production ou encore diffusion. Marta Severo et Olivier Thuillas[43] en dressent les différents modèles économiques dans leur article « Plates-formes collaboratives : la nouvelle ère de la participation culturelle ? ».
Publibook, les Éditions du Net, Edilivre ou encore Books on Demand (BoD) se basent par exemple sur un modèle où l’auteur transmet son texte gratuitement à la plateforme et se voit ensuite proposer différents services payants comme la relecture, l’impression, la mise en page ou la maquette de la couverture.
Amazon Kindle Direct Publishing quant à lui se rémunère directement sur les ventes numériques de l’auteur et se charge uniquement de l’aspect d’appariement et de production, en mettant en vente le livre de l’auteur autoédité et en se chargeant de la production lors des commandes.
Librinova agit comme un intermédiaire, une sorte d’agent littéraire, en proposant aux éditeurs les textes qui rencontrent le plus de succès sur sa plateforme. La gratuité ou les prix attractifs dans certains cas sont expliqués par la valeur marchande des contenus produits par les utilisateurs eux-mêmes.
En effet, l’offre qui se base sur une diversité attractive n’est au final possible que grâce aux utilisateurs qui acceptent de publier sur ces plateformes. Ce sont donc ici les utilisateurs qui sont créateurs de valeur, s’apparentant à de l’user generated content.
Ce cas s’applique à la plateforme Wattpad, qui comptabilise désormais plus d’un milliard d’histoires publiées sur son site. Wattpad recense mondialement 5 millions d’auteurs et 90 millions de visites pour l’année 2020. La plateforme aurait permis à ses auteurs de donner lieu à 1500 adaptations[44], qu’elles soient en films, séries ou sous forme de livres édités en maison d’édition. Le cas de la saga à succès After fait partie de ces histoires publiées sur Wattpad, dans son cas ici, une fanfiction.
Le site fonctionne sur un modèle freemium, où la majorité du site est accessible gratuitement, mais divers avantages sont accordés à ceux qui souscrivent à un abonnement. Ces abonnements permettent en partie de créer une monnaie spécifique au site avec la mise en place de « Wattpad Paid Stories » qui donne la possibilité ensuite de rémunérer les auteurs amateurs, quand ceux-ci ne sont déjà pas rémunérés par leurs fans sur des plateformes de financement participatif comme Tipeee, Patreon ou Utip. Un tel succès[45] s’explique à la fois par la facilité de publication, mais est également renforcé par la grande communauté de lecteurs présente sur ce site, qui peut donner la fausse impression que les écrits auront plus de visibilité.
Les plateformes de financement participatives comme Tipeee, Patreon et Utip permettent effectivement de faciliter la rémunération de certains auteurs amateurs. Le numérique a permis ici de décloisonner les sociabilités et permettre à n’importe quelle personne, sans prendre en compte sa localisation géographique, de rencontrer et de financer d’autres amateurs qui cherchent à se professionnaliser. Ces formes de pourboires numériques sont un moyen de rémunérer cette forme « d’autre travail »[46], mais le crowdfunding en est un autre.
Le crowdfunding permet aux internautes de donner « un sens à leur argent en finançant des projets qui leur sont nécessaires »[47]. Ce mode de financement est utilisé par certaines personnes qui veulent se tourner vers l’édition ou l’autoédition. Elles peuvent ainsi solliciter leurs proches ou leurs communautés à travers des plateformes comme Ulule, Indiegogo ou encore Kickstarter afin de financer les coûts d’édition de leur roman comme cela a pu être le cas avec des apprentis auteurs comme le vidéaste Alt-236 ou encore des écrivains connus comme Gabriel Matzneff.
De la même façon, le développement des algorithmes permet un meilleur appariement sur les intérêts des consommateurs[48] et étend les logiques de recommandation littéraires aux livres autoédités. Il n’est ainsi pas rare de voir le site de vente en ligne Amazon proposer certains de ses livres autoédités dans les recommandations personnelles faites au lecteur, tout comme les sites de catalogage de livres comme Booknode étendent les recommandations qu’il fait à ses utilisateurs à des livres autoédités.
Nous venons donc de voir comment l’industrie du livre s’est constituée historiquement et économiquement, ainsi que la façon dont le numérique a pu impacter le monde de l’édition. Nous allons nous attarder dans le prochain article sur les aspects socioculturels autour de l’écrit, notamment sur les questions de la légitimité d’un texte et de l’écrivain, des pratiques amateurs, et de la professionnalisation des passions.
Sources
[1] MOLLIER Jean-Yves, Une autre histoire de l’édition française, Paris, Éd. La Fabrique, 2015, 430 p.
[2] SAPIRO Gisèle, « « Je n’ai jamais appris à écrire ». Les conditions de formation de la vocation d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, 2007/3 (n° 168), p. 12-33. URL : https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2007-3-page-12.htm
[3] MINISTERE DE LA CULTURE, Décembre 2016, Etude sur la situation économique et sociale des auteurs du livre : résultats [en ligne]. Disponible sur https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Livre-et-lecture/Actualites/Etude-sur-la-situation-economique-et-sociale-des-auteurs-du-livre-resultats
[4] DUCAS Sylvie, « Ce que font les prix à la littérature », Communication & langages, 2014/1 (N° 179), p. 61-73. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2014-1-page-61.htm
[5] SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION, 28 octobre 2020, Les chiffres de l’édition 2019-2020 [en ligne]. Disponible sur https://www.sne.fr/actu/les-chiffres-de-ledition-2019-2020/
[6]HESMONDHALGH David, The Cultural Industries, University of Leeds,UK, 2018, 568 p.
[7] GUIBERT Gérôme, REBILLARD Franck, ROCHELANDET Fabrice, op.cit.
[8] La plateforme française Youboox fonctionne sur ce modèle depuis 2011, mais n’a réellement connu qu’un véritable succès en 2020 avec les différents confinements, où le nombre d’abonnés est passé de 300 000 en 2019 à 2,5 millions en 2020. Cela s’explique également par l’enrichissement du catalogue qui s’est fait au fil des années à mesure que les maisons d’édition ont compris l’importance de ces nouveaux modèles économiques pour les consommateurs.
[9] CNL, Septembre 2015, L’écrivain « social » La condition de l’écrivain à l’âge numérique [en ligne]. Disponible sur https://centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/rapport-de-frederic-martel-sur-l-ecrivain-social
[10] HADOPI. Mai 2017. Le piratage en France [en ligne]. Disponible sur https://www.hadopi.fr/ressources/le-piratage-en-france
[11] BENHAMOU Françoise, « Le livre et son double. Réflexions sur le livre numérique », Le Débat, 2012/3 (n° 170), p. 90-102. URL : https://www.cairn.info/revue-le-debat-2012-3-page-90.htm
[12] GUIBERT Gérôme, REBILLARD Franck, ROCHELANDET Fabrice, op.cit.
[13] MIEGE Bernard, Les industries culturelles et créatives face à l’ordre de l’information et de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Communication en plus », 2017, 191 p.
[14] BARLUET Sophie. « L’édition en histoire : anatomie d’une crise », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. no 86, no. 2, 2005, pp. 81-89.
[15] PAJOU Jean-Charles, « L’Observatoire du dépôt légal : un certain regard sur l’édition », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2016, n° 9, p. 134-144. En ligne : https://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/l-observatoire-du-depot-legal_66702
[16] SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION. 28 octobre 2020. Les chiffres de l’édition 2019-2020 [en ligne]. Disponible sur https://www.sne.fr/actu/les-chiffres-de-ledition-2019-2020/
[17] GUIBERT Gérôme, REBILLARD Franck, ROCHELANDET Fabrice, op.cit.
[18] CAVES Richard E., Contracts between Art and Commerce, The Journal of Economic Perspectives, Vol. 17, No. 2 2003, p. 73-84.
[19] FRANK Robert H., COOL Philip J., The Winner-Take-All Society, New York: The Free Press, 1995.
[20] POISSENOT Claude, Sociologie de la lecture, Malakoff, France, Armand Colin, 2019, 190 p.
[21] Ibid.
[22] PASQUIER Dominique, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité. Autrement, « Mutations », 2005, 184 pages. URL : https://www.cairn.info/cultures-lyceennes–9782746706033.htm
[23] LOMBARDO Philippe, WOLFF Loup, « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Culture études, 2020/2 (n° 2), p. 1-92. URL : https://www.cairn.info/revue-culture-etudes-2020-2-page-1.htm
[24] Les derniers chiffres du Syndicat National de l’édition montrent qu’en 2019, la part de marché du numérique dans les livres représentent désormais 8,7 % des ventes de livres globales.
[25] BENHAMOU Françoise, « Le livre va-t-il lui aussi basculer dans un nouveau modèle ? », Nectart, 2015/1 (N° 1), p. 148-154. URL : https://www.cairn.info/revue-nectart-2015-1-page-148.htm
[26] Ibid.
[27] L’épidémie de Covid-19 et ses confinements ont entraîné l’impossibilité de se rendre dans les librairies qui en a résulté a donné un nouveau souffle à l’édition numérique. Les différentes plateformes de ventes de livres numériques auraient enregistré une hausse de 75% à 200% de leurs ventes d’ebooks (Données Actualittés).
[28] DONNAT Olivier, « Évolution de la diversité consommée sur le marché du livre, 2007-2016 », Culture études, 2018/3 (n° 3), p. 1-28. URL : https://www.cairn.info/revue-culture-etudes-2018-3-page-1.htm
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] WIART Louis, « , La prescription littéraire en réseaux : enquête dans l’univers numérique », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2019, n° 17, p. 159-161.
[32] DONNAT Olivier, op.cit.
[33] BOURREAU Marc, MAILLARD Sisley, MOREAU François, « Une analyse économique du phénomène de la longue traîne dans les industries culturelles », Revue française d’économie, 2015/2 (Volume XXX), p. 179-216. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-economie-2015-2-page-179.htm
[34] BENHAMOU Françoise, op.cit.
[35] DONNAT Olivier, op.cit.
[36] ROUET François, « Le livre : mutations d’une industrie culturelle, édition 2007 », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2008, n° 2, p. 100-100.
[37] BENHAMOU Françoise, op.cit.
[38] DONNAT Olivier, op.cit.
[39] BENHAMOU Françoise, op.cit.
[40] BENHAMOU Françoise, op.cit.
[41] BOSSER Sylvie. Kindle Direct Publishing : perspectives et enjeux pour la plateforme d’autoédition d’Amazon en France : article publié dans actes de colloque. colloque « De l’injonction de la créativité à sa mise en œuvre : quel parallèle entre le monde de l’art et le monde productif ? », MSH Ange Guépin, 2015.
[42] FLICHY Patrice, Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Éd. Le Seuil, coll. Les Livres du nouveau monde, 2017, 432 p.
[43] SEVERO Marta, THUILLAS Olivier, « Plates-formes collaboratives : la nouvelle ère de la participation culturelle ? », Nectart, 2020/2 (N° 11), p. 120-131. URL : https://www.cairn.info/revue-nectart-2020-2-page-120.htm
[44] Un chiffre que Wattpad utilise dans sa stratégie de communication, mais qui, lorsque ramené au milliard d’histoires disponibles sur le site, représente finalement un pourcentage extrêmement bas de livres qui vont ensuite connaître un succès en dehors du numérique.
[45] LEGENDRE Bertrand, op.cit.
[46] FLICHY Patrice, op.cit.
[47] LESUR Nicolas, « Crowdfunding : financement de complément, ou de rupture ? », Annales des Mines – Réalités industrielles, 2016/1 (Février 2016), p. 8-11. URL : https://www.cairn.info/revue-realites-industrielles-2016-1-page-8.htm
[48] GUIBERT Gérôme, REBILLARD Franck, ROCHELANDET Fabrice, op.cit.
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