Le point de vue d’un sensitivity reader sur les réécritures Roald Dahl et James Bond

Le mot « censure » est à la mode ces derniers temps, et bien que le sujet soit vastement traité dans les médias traditionnels, très peu proposent un point de vue satisfaisant sur les tenants et aboutissants de ce genre de réécriture.

Plutôt que de se concentrer sur les faits concrets, il convient de peut-être se demander pourquoi la modernisation des œuvres phares peut effectivement être pertinente à l’heure où les mentalités en 2023 ne sont plus les mêmes que celles des années 1960.

Petit disclaimer : je ne suis pas la porte-parole des sensitivity readers, cet avis n’engage que moi.

Pourquoi cherche-t-on à réécrire des œuvres phares ?

De la même façon que les contes ont été réécrits au fil des siècles, il paraît de plus en plus cohérent de proposer des réécritures de romans intemporels qui ont pu être lus par nos parents, nous-mêmes, et qui le seront potentiellement par nos enfants.

Le problème, c’est que ce qui nous paraissait acceptable il y a une vingtaine d’années ne l’est plus autant aujourd’hui. Quand vous tombez par exemple sur les archives de l’INA, où des hommes se vantent de « frapper leur femme pour leur remettre les idées en place », vous êtes très certainement choqué·e et vous vous dites qu’on ne se permettrait plus de dire ça publiquement en 2023. Et il se trouve que ce genre de façon de penser d’un autre temps peut s’immiscer dans nos lectures d’aujourd’hui si le livre est daté. D’où l’intérêt de réactualiser les romans qui peuvent potentiellement traverser les générations.

Ce n’est pas les « wokes » qui l’inventent : des centaines d’études universitaires à propos des représentations sont publiées chaque année, et le constat est unanime. Des stéréotypes, clichés et propos offensants auxquels nous sommes exposés quotidiennement, par le biais notamment des œuvres culturelles, peuvent nous influencer et nous faire « normaliser » des comportements ou des modes de pensées discriminants à l’égard des personnes minorisées.

Si ces contenus ne sont pas remis en question à un moment ou un autre, il y a des chances que nous assimilions ce que nous voyons. Et à terme, nous pouvons légitimer des discriminations tout simplement car nous y sommes désensibilisés et nous pensons que c’est « normal de penser comme ça » étant donné que c’est ce à quoi nous sommes exposés au quotidien. Et ce ne sont pas que les enfants qui sont influencés de cette façon, les adultes sont également concernés.

Dans ce cas, pourquoi ne pas tout simplement contextualiser plutôt que de réécrire ?

C’est l’argument principal qui est avancé à l’encontre de ces réécritures. La contextualisation peut certes être un outil pertinent pour remettre en question des contenus datés ou offensants, mais elle a également ses limites.

Dans le cadre d’un roman jeunesse comme ceux de Roald Dahl, cela présupposerait de faire une préface, ainsi que d’ajouter des notes de bas de page à chaque occurrence problématique. Dans l’idée, cela semble adéquat, mais en réalité, c’est rare que les enfants (mais également les adultes) prennent le temps de lire préfaces et notes de bas de page. Donc à partir de là, c’est prendre le risque que l’enfant consomme le contenu sans le remettre en question.

On pourrait donc penser que la solution serait de réserver ce genre de lecture au cadre scolaire ou lors de la lecture faite par les parents, car un adulte est là pour recontextualiser. Mais dans la pratique, c’est plus compliqué : si l’adulte est obligé d’interrompre la lecture toutes les dix lignes pour expliquer que « alors là, tu vois, par exemple c’est pas bien d’écrire ça parce que… », cela représente vite une charge mentale épuisante,

Et penser qu’un adulte a la capacité de recul nécessaire pour saisir TOUS les stéréotypes ou propos offensants, c’est également être un peu optimiste ; moi-même dont c’est le métier, il y a de grandes chances que je sois également victime de biais si ce sont des identités que je ne vis pas au quotidien et/ou sur lesquelles je n’ai pas approfondi mes recherches. Alors qu’ici, dans le cadre de ces réécritures, plusieurs expert·es sur chaque représentation sont intervenu·es, donc a priori, le contenu est pensé pour être le plus safe possible pour les différents publics qui pourraient les lire.

La réécriture de ces œuvres semble donc le compromis le plus simple, en permettant aux adultes de faire découvrir les œuvres de leur enfance aux plus jeunes, tout en s’évitant de s’interrompre à chaque fois pour expliquer tout ce qui ne va pas.

L’argument marketing

D’un point de vue purement marketing maintenant, la réécriture, c’est peut-être justement l’une des solutions pour éviter que ces romans avec lesquels nous avons grandi tombent dans l’oubli. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de rouvrir de vieux romans jeunesse comme ceux de Roald Dahl justement, mais la grimace face à une phrase qui n’aurait plus sa place aujourd’hui est vite arrivée.

S’il y a des réécritures féministes des contes vieux de plusieurs siècles qui sortent de plus en plus ces dernières années, c’est pour correspondre aux mentalités et aux valeurs actuelles. C’est normal pour les parents de vouloir proposer à leurs enfants des contes où les héroïnes sont actives, indépendantes et non pas passives et victimes de tout un tas d’abus normalisés. Et ce sont ces réécritures qui permettent de partager ce genre de patrimoine intergénérationnel. Alors oui, certains détails peuvent être modifiés, mais le fond ne change pas, on parle bien de la même histoire.

Et bizarrement, on entend beaucoup moins jaser pour les versions abrégées de classiques qui enlèvent littéralement des pans entiers du texte (si on suit cette logique absurde, dans ce cas-là, c’est de la censure aussi ?) pour en proposer une version plus digeste et plus adaptée au public contemporain, qui a moins le temps de lire.

Les réécritures par les sensitivity readers des romans de Roald Dahl ou Ian Fleming, reposent exactement sur le même principe : on adapte le texte au lectorat de maintenant, qui est beaucoup plus sensibilisé aux questions de discriminations que celui d’il y a une cinquantaine, voire même une dizaine d’années.

Et surtout, ces textes ont été réactualisés, parce qu’ils font l’objet d’adaptation en série ou en film, qui, pour le coup, sont des adaptations cherchant à plaire au public de 2023. Si les maisons d’édition ont réécrit Charlie et la chocolaterie et James Bond, c’est parce qu’elles savent pertinemment que leurs transpositions à l’écran vont générer des ventes de livres, mais qu’il risque d’y avoir un sacré décalage entre les séries et les films pensés dans une perspective plus inclusive, et les œuvres originales, pétries de clichés offensants.

Après, à titre personnel, quitte à conseiller des lectures, j’inviterais les parents à se tourner de préférence vers des auteur·trices modernes, dont les récits et les valeurs sont (pour la plupart) beaucoup plus adaptés aux enfants d’aujourd’hui, plutôt que les œuvres de personnes qui ont été ouvertement antisémites, racistes, etc. Il y a les recommandations de par exemple Mon fils en rose, Les livres qui sèment ou encore @discriminecole à ce sujet si vous manquez d’inspiration.

« Mais c’est réécrire l’histoire ???!!!! »

J’ai vu un historien prendre position sur ce sujet, où il s’offusquait que réécrire ces livres, ce serait réécrire l’histoire et que ce serait donc quelque chose de « très grave », car « l’histoire, c’est l’histoire, les faits, sont les faits ». Euh… On parle d’un roman, donc un récit imaginaire ici, mais d’accord. Dans tous les cas, même si on suit sa logique, à moins de faire un autodafé de livres où l’on brûle toutes les anciennes versions, je doute qu’on puisse affirmer quoi que ce soit en ce sens.

Ici, les anciennes versions coexistent avec les nouvelles. Si des personnes tiennent tant à leur version raciste, antisémite, homophobe, grossophobe, etc., elles y ont toujours accès, mais une version actualisée est tout de même proposée à un public plus sensibilisé à ces questions, donc où est le problème ?

Et toujours pour prendre l’exemple des contes, des universitaires continuent de faire des études comparées entre les anciennes versions et les plus récentes, et ça sera très certainement le cas pour les réécritures de Matilda, Charlie et la chocolaterie, James Bond, et toutes celles qui suivront dans les années à venir. Et c’est typiquement une trace d’histoire de constater à quel point ces versions évoluent d’année en année, à mesure que les mentalités et les sociétés changent.

La question de la censure

Enfin, pour rassurer les personnes qui craignent la censure, de votre vivant, il y a très peu de chances que l’on vienne retravailler vos textes. Je ne suis encore jamais intervenue sur un contenu sans le consentement de l’écrivain·e. Je ne suis qu’une conseillère et je n’ai jamais eu à imposer mon avis sur quoi que ce soit. C’est la personne qui a écrit le texte qui a toujours le dernier mot.

Nous sommes des consultant·es, pas des censeurs. On sait simplement ce qui risque d’offenser et de potentiellement susciter une polémique dans votre lectorat, et on vous conseille dans ce sens, tout simplement.

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