Le problème du trope Strong Female Character

Ces dernières années, l’un des tropes les plus populaires en fiction concernant la représentation des personnages féminins est celui de la « femme forte » aussi connu sous le nom de la Strong Female Character (abrégé en SFC). Ces personnages, souvent présentés comme des femmes puissantes et indépendantes, ont été célébrés comme des symboles d’émancipation et de féminisme. Cependant, derrière cette apparence de progrès, ce trope cache des problèmes plus profonds qui correspondent de moins en moins aux valeurs du féminisme mainstream actuel.

Nous allons donc essayer de voir ensemble pourquoi ce trope propose une vision simpliste et réductrice des féminités, tout en perpétuant des stéréotypes de genre inversés.

Je rappelle avant de commencer que le concept de genre est une construction sociale et correspond à un spectre plutôt qu’à une binarité homme/femme aux extrêmes opposés. Quand je parle ici de « femme » ou « homme », je parle surtout des traits arbitraires associés aux masculinités et aux féminités et les représentations idéalisées qui y font référence.

Qu’est-ce qu’un personnage de type Strong Female Character ?

Aussi désignée par le nom d’Action-Girl Hero, la SFC est l’héroïne déterminée, résiliente, qui a un rôle actif et confiance en elle sans être vaniteuse (Driscoll & Heatwole, 2016)[1]. Mais pour être une telle héroïne, elle va devoir adopter plusieurs codes liés à la masculinité perçue comme dominante, et rejeter ceux traditionnellement associés aux féminités.

La SFC sait se battre, recherche le pouvoir et n’hésite pas à avoir recours à la violence pour obtenir ce qu’elle veut. Ses descriptions physiques sont généralement les mêmes : muscles saillants, posture droite et confiante, armure en métal ou en cuir, une épée ou un arc à l’épaule et un couteau accroché à la cuisse, mais en parvenant malgré tout à garder un côté « sexy » dans le cas où le public cible est masculin[2].

Quant à ses émotions, il lui sera attaché la réserve émotionnelle que la société enseigne aux hommes, et on lui préfèrera la colère plutôt que la tristesse ou l’expression de la joie, plus rapprochées aux femmes dans l’imaginaire collectif.

Comment ce personnage est-il devenu populaire ?

Avant les années 90, la norme dans les romans d’imaginaire (et plus particulièrement de fantasy) était de proposer des demoiselles en détresse et des personnages féminins fragiles.

Les avancées et prises de conscience féministes ont peu à peu bousculé les stéréotypes, et ce type de personnage est apparu comme nécessaire pour proposer des personnages féminins qui peuvent eux aussi faire preuve de « courage et d’honneur » dans ces romans de fantasy (Sanders, 1996)[3]. Cet archétype répondait donc à un besoin de renverser une tendance problématique à une époque donnée.

Où est le problème, alors ?

Les sociétés et les perceptions sont en perpétuelle évolution, et les valeurs véhiculées par le féminisme mainstream en 2023 est d’accepter les différentes formes de féminité dans leur diversité et d’en faire une force. Et le fait que la SFC soit devenue la norme à l’heure actuelle est de plus en plus critiqué, car ce trope crée des hiérarchies entre les héroïnes masculines présentées comme plus intéressantes que les héroïnes qui adoptent les codes plus traditionnels associés aux féminités.

Outre le fait que ce trope embrasse complètement la binarité des genres, en supposant qu’il n’existe qu’un type de masculinité et de féminité, ce type de personnage féminin est en train de devenir la norme, comme si les personnages de « femme guerrières » étaient les seules capables de sauver le monde.

L’autre problème, c’est que le trope du Strong Male Character n’existe pas, tout simplement car on présuppose que les personnages masculins sont toujours « fort » par défaut et que c’est une caractéristique commune à tous les hommes, qui sont perçus comme ayant un caractère « intéressant » et aspirant à l’indépendance. L’existence même du trope de la SFC a donc ses limites, car sous-entend qu’elle est différente de l’ensemble des autres femmes, qui seraient, par essence faibles ou fragiles.

En imposant cette norme, on attend des personnages féminins qu’ils remplissent les rôles des personnages masculins, alors qu’il y a une infinité de possibilités. On peut d’ailleurs faire la même remarque pour les personnages masculins qui ne correspondent pas aux codes de la masculinité militarisée[4] (force, violence, pouvoir, corps musclés, etc.), qui sont souvent relayés au second plan dans les histoires dans les genres SFFF.

Pour ce qui est des fictions où le casting est principalement masculin et que le seul personnage féminin est une SFC, cela peut parfois amener à des biais sexistes, avec un syndrome de la Schtroumpfette inversé, où ce personnage féminin a sa place dans cette équipe simplement car il a adopté les codes de la masculinité, jugés comme supérieurs. Dans ces cas de figure, c’est généralement un personnage peu complexe, qui se résume simplement à une femme qui fait la bagarre.

Une petite analyse du SFC et du marketing autour

Dans son étude de 2021, Alexandria Gonzales[5] a analysé une soixantaine de quatrièmes de couvertures de romans de Young Adult pour essayer de voir comment étaient présentées les héroïnes modernes et en quoi cela perpétuait les stéréotypes de genre.

Elle constate que dans ces synopsis, les personnages féminins doivent rejeter les valeurs associées aux féminités pour devenir des héroïnes dans l’histoire, et adopter plutôt des codes liés aux masculinités (des mots comme « pouvoir », « force », « violence » sont souvent utilisés).

Elle prend notamment l’exemple de la quatrième de couverture anglophone du Prince Cruel de Holly Black :

 « […] As Jude becomes more deeply embroiled in palace intrigues and deceptions, she discovers her own capacity for trickery and bloodshed »

(Traduction : “ […] À mesure que Jude s’enfonce dans les intrigues et les tromperies du palais, elle découvre sa propre capacité à tromper et faire couler le sang.)

Ici, pour que l’héroïne puisse s’en sortir, elle doit embrasser la manipulation et pouvoir tuer d’autres personnes, comme s’il n’y avait pas d’autres possibilités pour elle pour survivre et protéger les siens.

Cette transformation et ce changement de personnalité interviennent d’ailleurs très souvent chez les personnages féminins, mais très peu chez les personnages masculins, qui ont par « essence » déjà les qualités requises pour atteindre leur but.

L’autre point qu’Alexandria Gonzales a relevé dans son échantillon est le fait de très régulièrement décrire l’héroïne comme différente des autres filles (« le trope du not like the other girls ») avec des éléments de langage comme « une héroïne pas comme les autres », « une jeune fille loin d’être normale », « une femme comme on en voit rarement ». Ici, on se pose la question de ce qui est censé être normal ou pas, avec encore une fois une sorte de hiérarchie entre les héroïnes qui adoptent les codes de la masculinité, et les « autres » dans des rôles et des centres d’intérêt plus féminins, qui sont déjà assez mal perçus par la société[6].

De même, elle remarque qu’il est souvent demandé aux héroïnes de faire le choix entre les personnes qu’elles aiment et devoir sauver le monde :

“[…] But if she is to win, she will have to start making choices that weigh survival against humanity and life against love.

Hunger Games de Suzanne Collins – (Traduction : […] Mais si elle veut gagner, elle devra choisir entre survie et humanité, vie et amour ».)

“[…] Bryn is sent in to help stop him, but will she lose her heart in the process?

Echangée de Amanda Hocking (Traduction : […] Bryn est envoyée pour l’aider à l’arrêter, mais va-t-elle perdre son cœur dans le processus ?)

Ce thème où l’héroïne doit choisir entre l’amour et le devoir revient plus rarement lorsqu’il est question de personnage masculin[7]. Encore une fois, on associe l’amour aux femmes, et leur accomplissement en tant que vrai personnage « fort » serait donc de renoncer à cette valeur pour pouvoir atteindre leur objectif, comme si les deux étaient incompatibles.

Comment se détacher de ce trope ?

Men and women alike embrace some traditional feminine roles while rejecting others. At no point do we feel the need to act as masculine warrior types in order to prove our validity as human beings to others. If women in real life can be such multifaceted creatures, they should also be so in fiction.”

Megan Leigh dans “Dispelling the Myth of Strong Female Characters.”[8] (Traduction : Les hommes tout comme les femmes adoptent certains rôles féminins traditionnels et en rejettent d’autres. À aucun moment nous ne ressentons le besoin d’agir comme des guerriers masculins pour prouver aux autres notre validité en tant qu’êtres humains. Si les femmes dans la vie réelle peuvent être des individus aux multiples facettes, elles devraient l’être aussi dans la fiction.)

Comme toujours, la complexité est la clef. Pourquoi ce personnage devrait rejeter toutes les valeurs ou caractéristiques associées à la féminité ? Un personnage féminin peut être intéressant sans avoir recours à la violence. Il peut aussi aimer se battre, mais apprécier prendre soin de lui et avoir des hobbys plus « féminins ». Vous pouvez également proposer d’autres personnages féminins complexes et héroïques, mais qui ne tombent pas forcément dans les codes des masculinités.

Un personnage « fort » souvent cité, mais qui n’est pas pour autant une SFC est celui de Sansa Stark dans la saga Le Trône de Fer, où elle s’aligne sur les traits associés à la féminité idéalisée, mais réussit à s’adapter et faire des choix cruciaux pour survivre et conserver son agentivité (sa capacité à agir sur le monde) alors que tout le monde cherche à lui retirer. Tout cela, sans recourir à la force physique ou d’autres valeurs associées aux masculinités.

Ophélie de La Passe-Miroir pourrait être un autre exemple : elle est petite, maladroite, a peu confiance en elle et une force physique quasiment inexistante. Elle est coincée dans une situation où elle a peu de moyens d’agir, et pourtant, grâce à son pouvoir et sa débrouillardise, elle arrive à s’en sortir et aider les autres personnages autour d’elle.

Concernant les personnages qui embrassent complètement ce trope et qui ont été acclamés par la critique en leur temps, on compte celui de Furiosa Imperator du film Mad Max : Fury Road, qui bien qu’elle ne soit pas le personnage principal et dans un casting majoritairement masculin, est suffisamment complexe, travaillée et nuancée pour ne pas être qu’un banal stéréotype. Sa psyché est explorée, elle a ses propres motivations et garde malgré tout quelques traits traditionnellement associés aux féminités.

Conclusion

Comme je l’ai évoqué à plusieurs reprises, le but n’est pas de se débarrasser de ce trope, il est important qu’il puisse continuer à exister, mais non pas en tant que norme à respecter pour faire une héroïne intéressante, mais plutôt comme un archétype comme un autre parmi toute une diversité, sans qu’il y ait une hiérarchie de valeurs faites entre ce qui est admirable pour une femme (dans ce trope, adopter les codes de la masculinité), et ce qui ne l’est pas.

Comme nous l’avons vu avec quelques exemples, il est tout à fait possible d’avoir des héroïnes qui ne sont pas des SFC mais qui sont tout aussi bien écrites et intéressantes à suivre.

De même, pour beaucoup, des personnages forts sont synonymes d’une capacité à agir. Un personnage admirable dans l’imaginaire commun doit forcément avoir un impact sur le monde qui l’entoure et serait préférable aux formes de passivité. Or, c’est encore une fois un biais : les personnalités et les contextes sont importants à prendre en compte et ne permettent pas toujours d’être un personnage réellement actif (ou même simplement de vouloir l’être).

Pour aller plus loin :

Les tropes sexistes et l’écriture des personnages féminins

Écrire des personnages féminins

Les tests pour mesurer la qualité des représentations

Index des articles

Sources 

[1] Driscoll, C., Heatwole, A. (2016). Glass and Game: The Speculative Girl Hero. In: Gelder, K. (eds) New Directions in Popular Fiction. Palgrave Macmillan, London. https://doi.org/10.1057/978-1-137-52346-4_13

[2] Cristea, Leo Elijah. “Gender and Stereotyping in Fantasy – Part One: Strong Women.” FantasyFaction RSS, June 5, 2015. http://fantasy-faction.com/2015/gender-andstereotyping-in-fantasy-part-one-strong-women.

[3] Sanders, Lynn Moss. “Girls Who Do Things: The Protagonists of Robin McKinley’s Fantasy Fiction.” The ALAN Review 24, no. 1 (1996). https://doi.org/10.21061/alan.v24i1.a.7

[4] Sébastien Genvo, « Du rôle de la masculinité militarisée dans la médiation ludique sur support numérique », Quaderni, 67 | 2008, 43-52.

[5] Gonzales, Alexandria, « Woman Turned Warrior: An Analysis on the Strong Female Character Trope and the Influence it has on Gender Stereotypes Through the Use of Back Cover Copy » (2021). Book Publishing Final Research Paper. 55. https://pdxscholar.library.pdx.edu/eng_bookpubpaper/55

[6] More, Miranda. “The Problem With Saying You’re ‘Not Like Other Girls.’” Medium. Write Like a Girl, June 19, 2020. https://medium.com/write-like-a-girl/the-problem-withsaying-youre-not-like-other-girls-8ce0bf94d768

[7] Hovley, Emma. “Gendered Language in Book Copy: An Examination of Gendered Language’s Role in Book Marketing,” 2019.

[8] Leigh, Megan. “Dispelling the Myth of Strong Female Characters.” Science Fiction & Fantasy Writers of America, June 24, 2016. https://www.sfwa.org/2016/06/24/dispelling-myth-strong-female-characters/

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