Cet article est la troisième partie d’extraits de mon mémoire réalisé sur l’autoédition. Vous pouvez trouver un premier extrait ici (la place de l’autoédition dans l’édition française), et un autre ici (les pratiques autour de l’écriture, les questions de légitimité des textes et des auteurices).
a) Une contestation de la hiérarchie des cultures
Les outils et théories que proposent les cultural studies sont des approches essentielles pour traiter les problématiques autour de l’autoédition. En effet, l’autoédition repose sur un phénomène de marges, où des individus « bricolent » avec le numérique pour accéder à une visibilité. Les questions autour de la légitimité culturelle se prêtent d’autant plus aux différents travaux fondateurs sur les littératures populaires comme ceux de Raymond Williams ou Richard Hoggart.
Les cultural studies permettent d’envisager la culture comme étant traversées de conflictualités sociales, à travers des luttes pour la visibilité, des luttes de significations, mais également des luttes de reconnaissances[1].
Comme nous l’avons vu avec Gisèle Sapiro, le métier d’écrivain semble fortement conditionné par les différents capitaux culturels d’un individu. Bourdieu également voyait les pratiques culturelles comme une reproduction sociale avec une culture populaire basée sur le manque, subissant une domination sans aucune forme de résistance. Cependant, il apparaît réducteur de simplifier les pratiques culturelles à ce simple fait.
Comme l’avait montré Raymond Williams, la domination des classes supérieures n’est pas totale[2]. D’autant que comme le prouve les récents travaux en sociologie de la lecture[3], la lecture, et par extension la pratique de l’écriture, ne sont plus l’apanage des classes aisées. De même, le bon goût se caractérise désormais par une omnivorité culturelle[4], à travers la consommation d’une large variété de références culturelles différentes plutôt que simplement restreintes à certains domaines comme la littérature et la musique classique.
« Dans le sillage des cultural studies, nous considérons que la culture populaire permet de réfléchir aux processus de subjectivation et à la façon dont des individus se construisent dans et par la culture. La culture populaire est l’une de ces technologies sociales, pour reprendre un vocabulaire foucaldien. »[5]
En effet, les pratiques culturelles peuvent être le lieu de construction de soi pour certains individus. Plus encore avec l’écriture qui apparaît comme un des moyens d’exister au monde, et ainsi apporter une forme d’émancipation pour ces auteurs.
La notion d’espace public et de visibilité demeure importante pour traiter ce sujet. Dans notre cas, nous sommes avec l’autoédition, face à des auteurs qui pour certains n’ont pas pu avoir accès à une publicisation de leurs écrits et en tirent donc un certain mal-être. Le concept de « sphère publique » de Nancy Fraser[6] nous permet de saisir les rapports de force et la lutte pour une légitimation qui se déroule dans cet espace en marge de l’édition traditionnelle. Ces écrivains en quête de reconnaissance se constituent donc un espace à travers l’autoédition et mettent en place des stratégies pour acquérir de la visibilité, grâce à la coopération avec leurs pairs ou en développant des compétences spécifiques.
Ce rassemblement d’auteurs et l’élaboration d’un discours commun, autour du rejet de l’édition traditionnelle, leur permettent de forger leurs propres définitions de leurs identité, intérêts et besoins[7]. Certains auteurs soulignent l’humiliation et de mépris de la part qu’ils ont pu subir de la part d’éditeurs[8], et en viennent à tirer une certaine force de ce rejet, en le réinvestissant dans leur projet d’autoédition. Cet espace constitué par les éditions alternatives permet alors un certain processus d’empowerment pour ces populations d’écrivains rejetés ou en marge, où dans certains cas, ils vont réussir à tirer un revenu de leur passion et obtenir la reconnaissance qui leur avait été refusée.
Un pan de la littérature autoédité peut également se constituer dans une certaine mesure en contre-publics subalternes, comme avec le cas de l’extrême droite ou des adhérents aux théories complotistes. Ces formes de publics se constituent en communautés et se caractérisent par des contre-discours hégémoniques. Leur intérêt est d’obtenir une visibilité, mais également une reconnaissance, et l’autoédition, peut apparaître comme un espace alternatif de choix pour propager ces contre-discours qui sont généralement écartés par une majorité de maisons d’édition traditionnelles.
La littérature peut être donc saisie comme un moyen de contestation de l’ordre établi, et ce, peu importe l’origine sociale des auteurs. Stuart Hall[9] considère que la culture populaire est l’une des arènes de luttes hégémonique et contre-hégémonique. L’hégémonie[10] ici désigne les logiques de dominations et de consentement qui se déploient à différentes échelles. Cette hégémonie permet de véhiculer un certain nombre de représentations qui se désignent arbitrairement comme les plus légitimes. Cependant, le principe de l’hégémonie est que ce mécanisme est un processus, plus qu’une structure figée[11], et qu’il est tout à fait possible de la renverser.
« Comme le rappelait Raymond Williams, l’hégémonie ne constitue pas une structure systémique, mais un processus se réalisant dans une multitude complexe d’expériences, de relations, d’activités, dont les limites et les dynamiques restent fluctuantes. »[12]
Dans notre cas avec le monde de l’édition, l’hégémonie est du côté de l’édition classique, qui érige les règles de prestige et d’accès à la visibilité. Des règles qui peuvent se propager jusqu’aux marges avec des maisons d’édition indépendantes qui obéissent aux mêmes logiques, voire aux auteurs autoédités eux-mêmes qui contestent pourtant à leurs manières ces règles en s’affranchissant de titre de noblesse littéraire.
Les concepts de « bricolage », mais également de braconnage de Michel de Certeau[13] prennent leur importance dans l’autoédition avec la réappropriation des différentes connaissances et techniques spécifiques au monde de l’édition qui ont été démocratisées avec le numérique. Les auteurs autoédités peuvent se réapproprier et subvertir les codes hégémoniques du monde de l’édition et accéder eux aussi à une visibilité. Une visibilité qui n’était auparavant uniquement permise que par l’acceptation au sein d’une maison d’édition.
L’autre aspect important de cette hégémonie éditoriale est les représentations qu’elle véhicule à travers les publications, où de plus en plus de contestations s’élèvent de la part des lecteurs à cet égard. De la même façon que le cinéma est une « technologie du genre »[14], la littérature participe également à construire et normaliser les représentations sociales, qu’elles concernent le genre, la classe, etc. Dans la mesure où le monde de l’édition française classique se constitue en un « champ »[15] presque endogamique, où éditeurs et auteurs appartiennent souvent à la même classe sociale, un manque de diversité peut donc effectivement se faire sentir dans le cas de la littérature plus classique.
Cependant, les questions de réception demeurent importantes, car les lecteurs peuvent se réapproprier et contester ces textes qui ne correspondent pas forcément à leur culture. Stuart Hall dans « Codage/décodage »[16] montre que la réception d’une œuvre peut fortement différer des intentions qu’avaient les producteurs, ce qui peut à la fois expliquer les contestations de la part de certains lecteurs concernant les choix littéraires éditoriaux.
b) Communautés de pratiques et pratiques identitaires
Cette autre édition qui se constitue en marge de l’édition traditionnelle pourrait s’apparenter également à une communauté de pratiques. Ce sont des passionnés de littératures (ou non), qui veulent à leur tour créer, mais n’ont pas forcément les codes ou la chance pour le faire. Ils prennent donc la plume et trouvent une visibilité en dehors du circuit traditionnel. De la même manière que les fanzines l’étaient à leur apogée, l’autoédition peut apparaître comme un espace privilégié pour faire accéder sa passion à un espace de visibilité, parfois relayée en marge à cause des questions de légitimité autour d’un genre par exemple.
L’affirmation d’Henry Jenkins « Les fans des médias sont des consommateurs qui produisent, des lecteurs qui écrivent et des spectateurs qui participent »[17] prend ici son sens avec des lecteurs qui se constituent en communautés d’écriture. Elles se développent à travers l’échange de connaissances et de conseils de la part des membres les plus expérimentés. Cela est particulièrement flagrant dans l’autoédition ou de nombreux auteurs sont en contact avec d’autres autoédités, afin de se former sur de nombreux sujets qui touchent à la fois à l’écriture, mais également à des aspects plus techniques comme liés au juridique, à la communication ou encore à la production même du livre.
Ces communautés peuvent prendre place sur différents réseaux sociaux, comme des groupes Facebook, des comptes Instagram, sur Reddit ou encore à travers les commentaires de chaîne YouTube d’auteurs autoédités. Ces différents lieux de rassemblement obéissent à une logique de coopération, où les plus anciens aident les nouveaux venus et s’échangent parfois des services comme des relectures de manuscrit.
« Pour Henry Jenkins, la culture participative diminue les frontières entre l’expression artistique et l’engagement civique ; elle s’appuie sur des outils techniques puissants pour créer et pour partager ses créations avec les autres ; elle est un apprentissage horizontal dans lequel les plus expérimentés aident les novices ; elle accorde de l’importance à la participation de tous, ce qui renforce les liens entre acteurs et crée des communautés qui peuvent mieux s’engager ensuite. »[18]
Nous assistons dans notre cas à une logique de contribution[19], où les individus vont s’investir et permettre de centraliser un certain nombre d’informations en mettant leur temps libre à la participation de la construction d’une communauté dans laquelle ils s’investissent souvent sans contreparties.
Si les communautés de pratiques permettent effectivement de se rassembler entre passionnés, les pratiques culturelles sont également le lieu de construction identitaire. Comme l’explique David Peyron[20] les membres d’une communauté élaborent une façon de voir le monde qui leur est semblable et c’est cette vision particulière qui relie ces individus. Dans le cas de l’autoédition, ce qui rassemble la plupart des écrivains est la conviction que leurs écrits sont tout aussi légitimes d’être publiés que ceux des auteurs édités. À cet égard, de nombreuses critiques parfois très engagées peuvent être partagées concernant le monde de l’édition, comme nous le verrons par la suite avec l’analyse de nos entretiens avec les auteurs.
Dans la mesure où l’autoédition est stigmatisée par un certain nombre de personnes comme étant le « lieu de repli des mauvais auteurs », il apparaît d’autant plus important pour ces auteurs autoédités de se rassembler dans un lieu commun, qui se veut sécuritaire et où ils vont s’encourager les uns et les autres tout en essayant de rejeter le stigmate[21] qui pèse sur eux. Dans le cas des auteurs autoédités, la plupart d’entre eux se présentent sur les réseaux sociaux en tant qu’auteur[22], bien que la plupart d’entre eux exercent une autre profession à partir de laquelle ils tirent leur principale source de revenus côté de leur activité d’écriture.
Un paradoxe intéressant dans la mesure où la plupart d’entre eux hésitent à se qualifier en tant qu’écrivains quand ils ne sont pas avec leurs pairs[23]. Ici, nous avons une forme de présentation de soi[24], valable uniquement sur les réseaux sociaux qui vont être consacrés à l’activité de promotion de leurs écrits, où ils ne se réduisent qu’à leur passion et utilisent le fait d’être auteur comme un trait de personnalité[25].
Le concept « d’identité numérique » de Fanny Georges[26] nous permet de comprendre la façon dont les individus investissent les fonctionnalités permises par les réseaux sociaux en choisissant quels traits et particularités de leur personne ils décident de mettre en avant. Nous sommes alors témoins d’un « bricolage identitaire »[27], car le peu de possibilités permises par Instagram, YouTube ou encore les blogs les force à adapter ces dispositifs à la présentation qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. Les utilisateurs se constituent donc une identité numérique cohérente avec leur activité d’auteur, en postant principalement des contenus en lien avec l’écriture ou l’imagination.
[1] CERVULLE Maxime, QUEMENER Nelly, Cultural Studies. Théories et méthodes, Paris, Armand Colin, 2018.
[2] HOGGART Richard, La culture du pauvre, Paris, Les éditions de Minuit, 1970, 424 p.
[3] POISSEONOT Claude, Sociologie de la lecture, Paris, Armand Colin, 2019.
[4] BELLAVANCE Guy, VALEX Myrtille, DE VERDALLE Laure, « Distinction, omnivorisme et dissonance : la sociologie du goût entre démarches quantitative et qualitative », Sociologie de l’Art, 2006/2-3 (OPuS 9 & 10), p. 125-143
[5] Hesmondhalgh, David. « Cultural studies, production et économie morale », Réseaux, vol. 192, no. 4, 2015, pp. 169-202.
[6] FRASER Nancy, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement. Extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142 », Hermès, La Revue, 2001/3 (n° 31), p. 125-156
[7] Ibid.
[8] Voir chapitre 3, partie I, sous-partie b).
[9] HALL Stuart, Identités et Cultures 1. Politiques des Cultural studies, éditions Amsterdam, 2017, 576 p.
[10] HOARE George, SPERBER Nathan, « V. L’hégémonie », dans : George Hoare éd., Introduction à Antonio Gramsci. Paris, La Découverte, « Repères », 2013, p. 93-112. URL : https://www.cairn.info/introduction-a-antonio-gramsci–9782707170101-page-93.htm
[11] WILLIAMS Raymond, Marxism and Literature, Oxford, Oxford University Press, 1977.
[12] DIAVADZADEH Keivan, RABOUD Pierre, « Introduction – Le populaire est-il soluble dans les industries culturelles ? Courants dominants et contraires des cultures populaires », Raisons politiques, vol. 62, no. 2, 2016, pp. 5-20.
[13] FREIJOMIL André G., « Les pratiques de la lecture chez Michel de Certeau », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 2009, 109-134.
[14] DE LAURETIS TERESA, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2007, 189 p.
[15] BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art. Génèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, Collection « Points », 1992.
[16] HALL Stuart, op.cit.
[17] JENKINS Henry, Textual Poachers: Television Fans and Participatory Culture, London, Routledge, 1992, 352 p.
[18] LE CROSNIER Hervé, « Partage, remix, culture participative », L’Observatoire, 2020/1 (N° 55), p. 87-90.
[19] CHAPELAIN Brigitte, op.cit.
[20] PEYRON David, Culture Geek, Fyp, 2013.
[21] GOFFMAN Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris, Les éditions de Minuit, 1975, 176 p.
[22] Voir Annexe 6.
[23] Voir Chapitre 3, partie III, sous-partie c).
[24] GOFFMAN Erving, La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne I, Paris, Le Sens Commun, 1956, 256 p.
[25] DONNAT Olivier, « Les passions culturelles, entre engagement total et jardin secret », Réseaux, 2009/1 (n° 153), p. 79-127.
[26] GEORGES Fanny, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l’emprise culturelle du web 2.0 », Réseaux, 2009/2 (n° 154), p. 165-193.
[27] BEUSCART Jean-Samuel, DAGIRAL Éric et PARASIE Sylvain, Sociologie d’internet, Malakoff, Armand Colin, 2019, 238 p.
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